Que retirer de ces versets où le riche sur la Terre est le
privilégié, le pauvre le disgracié ?
Certes, l’image
est suggestive. Elle dit que les heureux ici-bas n’ont pas les
Regards du Ciel, parce qu’ils se sont gonflés des biens de ce
monde ; quand les malheureux ne possèdent rien, meurent en
marge de notre société qui les accompagne à leur dernière
demeure, sans augurer qu’En-Haut la pauvreté est une vertu, la
richesse un malheur, une rétrogradation.
La richesse scelle
l’homme à ce sol. Fée séduisante, pleine de périls, elle lui
distille ses poisons chimériques.
Ne convoitons pas
l’opulence. La Terre n’est qu’un passage. Si ce passage n’est
pas un fardeau, il nous attache à cette glèbe, nous aiguillant vers
de lourds appétits allant grandissant. Pauvre est alors notre Moi,
quand il doit s’élancer au-dessus de lui-même. Et pourtant
combien n’est-il pas flatté d’avoir tiré de la vie, de son
ensemble trouble pour le moins, une épingle d’or ou de diamant,
relief massif dont il jouit avec des satisfactions de la Terre,
c’est-à-dire sans valeur spirituelle.
Quel riche se prive réellement pour autrui ? Il y en a bien sûr de bons, mais ils sont rares !
Cependant si le riche égoïste croit en Dieu, y croit-il profondément ? Sa fortune, ne la place-t-il pas par-devers lui d’abord, donc avant Dieu ? Dès lors croit-il vraiment ? Avoir foi en Dieu, c’est mettre Dieu avant toute chose. Ou alors, c’est croire en un Nom, se conformer à une habitude, par crainte de l’inconnu dont s’enveloppent la mort et l’Autre Vie ! C’est spéculer sur sa propre peur. Triste monde que le nôtre !
Il n’y a pas de véritable croyance quand l’homme vit pour sa fortune et pour ses biens.
Qu’elles sont graves les responsabilités du riche ! Elles en dépassent le mental, hélas ! trop souvent. Quel riche admet que rien ne lui appartient ? Que ses biens il les tient de Dieu, et qu’ils doivent être pour tous. Néanmoins il s’estime comblé s’il amasse pour lui et les siens ! Il possède le bonheur, se dit-il, par conséquent la Terre, pour lui, a droit sur le Ciel, quand c’est le contraire ! Erreur qui a conduit notre humanité à tous les excès, et cela depuis des millénaires.
Mais, voyons maintenant le texte évangélique.
« Il y avait un homme riche, qui était vêtu de pourpre et de fin lin, et qui chaque jour menait joyeuse et brillante vie.
« Un pauvre, nommé Lazare, était couché à sa porte, couvert d’ulcères, et désireux de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche ; et même les chiens venaient encore lécher ses ulcères.
« Le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi et il fut enseveli. » (Luc XVI/19 à 22.)
Tableau plein de relief ! Il atteste que devant Dieu, celui qui porte sa croix ici-bas est un Juste, ou tout au moins s’y prépare et paye son dernier tribut à ce globe. C’est vrai pour Lazare, l’Evangile le plaçant aux Cieux (image bien entendu). Même un Patriarche, homme Juste, n’entre pas d’un trait dans l’Eternité en sortant de cette planète. La chair est tant à l’opposé de l’Esprit parfait ! Prenons cette pensée comme un point fixe révélateur qui nous montre qu’hier, comme aujourd’hui, l’homme doit être pauvre pour obtenir à sa mort un peu de l’habit menant aux Noces éternelles, au contraire du riche qui n’a souvent, hélas, que la défroque des noces de la Terre, l’habit des ténèbres !
Oui, la chair est l’étouffoir des flammes divines de l’Âme. Il faut donc vivre par l’Âme pour que sa divinité nous baptise Enfants de Dieu. C’est Elle la forge de notre Éternité, son métal pur doit fondre le métal impur que nous représentons chacun. Combien la vie de l’Âme nous est indispensable pour connaître les Choses du Ciel, mais que nous faut-il d’efforts pour rejeter les richesses et les gloires de ce monde !
En vérité, ce tableau où Lazare, le pauvre disgracié ici-bas, est dans la Voie de Dieu, y goûtant les prémices d’une félicité inconnue, signes avant-coureurs du Ciel, est bien instructif.
Essayons de décrire l’allégresse du pauvre Lazare, désormais heureux. Il voit, il entend, il a la liberté de lui-même. Des ailes, dans sa légèreté, lui sont venues. Elles deviendront, réellement, plus tard, plus tard, des ailes d’Ange ! Ravi, parmi des Êtres aux charmes, à la Beauté, au langage surpassant l’imagination, il a la première récompense de son sacrifice terrestre. Il vit comme un enfant qui ne cesse de s’émerveiller, de s’enthousiasmer, devant les richesses qui l’entourent et les parures du Ciel qui l’éblouissent.
Tout, au sein de ces sites, lui fait aimer la Vie dans la joie d’exister, et le porte radieux vers le Père Éternel ! Il pressent à travers sa sainte ivresse, que le bonheur dont il jouit n’est qu’un prélude de celui qui l’attend devant Dieu ! bonheur qui grandit en chaque monde en raison de son évolution, découvrant Dieu dans Son Amour, si bien qu’à l’entrée de l’Éternité, c’est l’Amour total ou l’Adoration qui mène la créature à son Créateur !
Mais, sondons les tourments du riche. Qu’est devenu le superbe ? Écroulé dans ses ténèbres personnelles, seul avec lui-même, il souffre, rongé par ses tares morales et physiques qui le percent comme autant de flèches empoisonnées, au milieu d’un air irrespirable qui l’encercle et l’anéantit, de telle sorte qu’il crie, blasphème, voudrait qu’on le délivrât de sa vie. Ne voyez rien dans cette image qui soit exagéré, il y en a de bouleversantes.
« Dans le séjour des morts, il leva les yeux et, tandis qu’il était en proie aux tourments, il vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein.
« Il s’écria : Père Abraham, aie pitié de moi et envoie-moi Lazare pour qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau et me rafraichisse la langue, car je souffre cruellement dans cette flamme. » (Luc XVI/23, 24.)
Mais comment cet être, dans sa mort, eût-il pu demander à Abraham d’avoir pitié de lui ? C’est une figure. Sans aucun doute personne dans son enfer particulier ne peut contempler ce qui touche au Ciel ! On serait tenté de croire à un éclair régénérateur illuminant subitement la nuit du malheureux, une Grâce enfin ! Non, Abraham ayant été reconnu par les Juifs comme leur Père spirituel, le riche s’en souvient car, désespéré, dans l’enclos de sa misère, il cherche, il appelle, il ne sait à qui se vouer dans le silence implacable où il brûle. Il pense à Abraham, tout simplement, et Dieu est bien loin de son esprit. Ce colloque entre l’être d’en-bas et celui d’En-Haut, le riche et Abraham, ne le prouve-t-il pas ? Mais ne parle-t-on pas pareillement de nos jours, à certains saints, à des disparus ? Obtenir leur protection et parfois même des directions semble favorable !
Dans les temples, monte-t-on jusqu’à Dieu ? En vérité, parmi les hommes, il n’y a que bruits de la Terre. Et dans le trépas, ils y demeurent comme le riche quand il fut enlevé de sa brillante vie. A la mort l’homme ne change pas, aussi bien au moral qu’au physique. Tel il était dans la chair tel il reste quand il l’a quittée. Que de choses il y aurait à écrire sur cet état. Disons tout bonnement que si l’homme n’a pas piétiné le vieil homme qu’il est, par de belles œuvres et des sacrifices, ce vieil homme est encore là, impérieux dans son corps-esprit qui l’engage à retrouver la chair pour se satisfaire. Que de luttes terribles contre soi se passent dans cette atmosphère invisible, mystérieuse pour combien ! Enfer qui résonne en lamentations de toutes sortes, où la créature avilie se dessine en formes démoniaques, interminables, différentes les unes des autres.
Ah ! s’il était donné à l’humanité de soulever le voile derrière lequel nombre de ces malheureux reculent une incarnation, qu’ils sentent pour eux comme un lit d’épines de fer, réincarnation qu’il leur faudra cependant accepter un jour ! En prévision de ce dur retour, à quel travail certains d’entre eux s’adonnent-ils pour essayer de gagner un mince échelon spirituel ! Mais en vain… Il est trop tard… Vaincre le Mal est du rôle de notre vie dans la chair, car dans l’invisible autour de la Terre, tout s’acharne, plus que parmi nous, contre toute recherche évolutive comme nous le révèle ce récit. Que ces bas-fonds sont nostalgiques, effrayants !
Mais écoutons Abraham répondre au premier appel du riche.
« Abraham répondit : Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et que Lazare a eu les maux pendant la sienne ; maintenant il est ici consolé, et toi, tu souffres.
« D’ailleurs, il y a entre nous et vous un grand abîme, afin que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous, où de là vers nous, ne puissent le faire. » (Luc XVI/25, 26.)
Cet abîme dont parle Abraham constitue l’abîme moral qui sépare les méchants d’avec les bons et il est infranchissable. Le Bien et le Mal luttent toujours entre eux en des remous dangereux. Si, par hypothèse, le riche avait voulu rejoindre Lazare auprès d’Abraham, il ne l’eût pu, à cause des tourbillons fluidiques contraires qui les éloignent l’un de l’autre, et tourbillons fluidiques d’une longueur considérable. Élans, prières s’y briseraient. Ses appels, même à Dieu, s’y perdraient. La Grâce ne lui viendra qu’en raison de son repentir, de sa contrition, véritable revirement sur lui-même, dans la volonté de devenir meilleur. Mais le malheureux n’en est pas là. Dieu reste loin de lui, Dieu attend son retour à Lui. Désespéré de lui-même, ne sachant où trouver le repos, il pense aux siens et dit au Père Abraham :
« Je te prie donc, Père Abraham, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père ; car j’ai cinq frères.
« C’est pour qu’il leur atteste ces choses, afin qu’ils ne viennent pas aussi dans ce lieu de tourments.
« Abraham répondit : Ils ont Moïse et les Prophètes ; qu’ils les écoutent. » (Luc XVI/27, 28, 29.)
Là s’arrête la supplication du mauvais riche.
Naturellement il demeure toujours de ce monde. Et comme chacun en général, il voudrait éviter la souffrance aux siens, la sienne en d’autres termes.
Angoissé pour sa famille, il implore Abraham, comme on le fait d’homme à homme. Et Abraham pénétrant son état d’esprit, lui répondit : « Tes frères ont Moïse et les Prophètes, qu’ils les écoutent. » Ils ont répandu la Parole de Dieu, il faut les suivre, la Loi est pour tous. Abraham l’affirme. Comme de nos jours il faut aimer le Christ, qui résume les Prophètes, pour être sauvé. Cependant le riche insiste :
« Et il dit : Non, Père Abraham, mais si quelqu’un des morts va vers eux, ils se repentiront.
« Et Abraham lui dit : S’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, ils ne se laisseront pas persuader quand même quelqu’un des morts ressusciterait. » (Luc XVI/30, 31.)
Arrêt irrévocable et Vérité à la fois. Quand l’homme s’est jeté dans les jouissances terrestres, sa matérialité le met dans l’impossibilité de saisir ce qui est d’En-Haut, et pour combien de temps ?
La conclusion de ces faits c’est, devant Dieu, la condamnation du riche et la délivrance du pauvre d’ici-bas.
Richesse et pauvreté sont l’image de notre triste vie, la divisant en de si nombreux conflits, que ce serait un appui sûr de conserver en soi le souvenir du riche et du pauvre Lazare, de le prendre comme un moyen de défense contre le vertige de l’argent qui nous possède tous plus ou moins, et contre lequel nous devons réagir pour notre bien spirituel et personnel d’une part et d’autre part pour celui de notre société.
Si, aujourd’hui, c’est un rêve que certains jugeront déraisonnable, à cause de nos mœurs, il est hors de doute que, plus tard, le progrès fondera dans une même fraternité tous les hommes, le riche et le pauvre seront unis sur le Chemin ascendant qui mène à Dieu. Ne sera-ce pas l’heure où tout appartiendra à notre Créateur ? Heure à laquelle il convient d’aspirer de tous nos vœux pour le bien de l’Humanité. Ce sera le règne de la véritable Fraternité, que le Regard de Dieu protège et contemple avec Amour.
Oui, pour nous tous, n’est-il pas séant, en ces jours sombres de fausse route où la multitude s’égare à plaisir, d’entrevoir cet avenir, de le désirer proche de toutes nos forces morales, puisque, en réalité, les pensées ont des influences correspondant à ce qu’elles sont, sur les hommes et sur leur temps.
Nous qui cherchons à vivre par le Christ, commençons à réaliser ce « demain », en devenant chaque jour meilleurs et en grossissant inlassablement nos rangs.
Attirons à nous d’autres spiritualistes, pour représenter, par nos vertus devant Dieu et cela dès maintenant, une Ère Nouvelle, cette nouvelle Aurore du Bien terrassant le Mal.
Ce ne seront jamais de vains efforts. Ayons donc des actes de foi, non la foi tortueuse, extérieure et hypocrite, mais cette Foi idéale de droiture et d’amour qui porte ceux qui la partagent aux plus hauts renoncements et aux plus nobles et silencieux sacrifices.
Que le pauvre mendiant à la porte du riche, désormais sur le Chemin des Cieux, nous incite à regarder le mauvais riche avec les yeux de l’Âme, c’est-à-dire avec la pitié de ceux qui comprennent le vrai sens de la Vie, lequel nous impose de préférer les Biens du Ciel à ceux de la Terre, dont l’argent est le roi et la perdition.